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Yann Diener / Le bestiaire lacanien (3) :  la mante religieuse 

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Texte publié dans l’édition de Charlie Hebdo 1357 du 25 juillet 2018. Illustration Oscar DominguezLa mante religieuse, 1938, 38,3 x 46, coll. part.

Nous sommes le 14 novembre 1962. De Gaulle est président de la République, Pompidou est Premier ministre, la guerre d’Algérie est terminée. À l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, où il donne un enseignement depuis 1953, Lacan démarre son séminaire sur l’angoisse. Et par quoi commence-t-il pour parler de la structure de cet étrange affect ? Il se met en scène dans une confrontation avec une mante religieuse géante.

Le grand psychanalyste français a-t-il pété les plombs ? Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vais vous parler deux minutes d’un courrier que j’ai reçu suite à la chronique de la semaine dernière, consacrée au lapin aveugle, sidéré par les phares d’une voiture sur une route de campagne, « sa vision changée en regard, humain jusqu’au tragique ». On me demande de préciser cette idée de Freud : « Nous ne croyons pas à notre propre mort. » Alors voilà. Comme disait Freud, ce grand modeste, les écrivains anticipent toujours les découvertes des psychanalystes. En 1986, l’écrivain Frédéric Berthet rédigeait une lettre à l’attention de Roland Barthes, qui est alors mort depuis six ans : « D’une certaine façon, voyez-vous, je suis comme l’inconscient. Je n’arrive pas à croire à la mort. Ni à la vôtre ni à la mienne. […] Nous reparlerons de tout cela de vive voix, lorsque je serai mort à mon tour[1]. » Nous sommes donc entre personnes suffisamment foutraques pour être intéressantes.

Donc, la mante religieuse. Le deuxième animal de notre bestiaire estival et lacanien. Avant d’y consacrer toute l’année universitaire 1962–1963, Lacan avait introduit la question de l’angoisse l’année précédente, en lançant tout de go à son auditoire : « L’angoisse, c’est bête comme chou. » Pour se faire comprendre, il avait forgé un petit apologue : « Supposez-moi dans une enceinte fermée, seul avec une mante religieuse de trois mètres de haut. C’est la bonne proportion pour que j’aie la taille dudit mâle. En plus, je suis revêtu d’une dépouille à la taille dudit mâle qui a 1,75 mètre, à peu près la mienne. Je me mire, je mire mon image ainsi affublée dans l’œil à facettes de ladite mante religieuse. Est-ce que c’est ça, l’angoisse ? C’en est très près[2]. » Sauf que notre éthologiste-psychanalyste n’arrive pas à se voir dans le globe oculaire de la mante… alors il ne sait pas pour qui elle le prend.

Voilà : l’angoisse, c’est la sensation du désir de l’Autre. C’est quand on sent le désir de l’Autre, qu’on sent bien qu’on est l’objet du désir de l’Autre, mais qu’on ne sait pas précisément quel objet on est pour lui.

La mante religieuse (Mantis religiosa) a des pattes avant dites « ravisseuses » : elles sont très longues et munies de piques, ce qui lui permet de capturer des proies aussi grosses qu’elle. Quand elle se prépare à attraper une proie, elle replie ses pattes avant dans une posture proche de la prière. D’où son nom.

La mante religieuse femelle dévore souvent le mâle après ou pendant l’accouplement — mais pas systématiquement —, pour se procurer les protéines dont elle a besoin pour porter les œufs. Elle lui bouffe d’abord la tête, ce qui n’empêche pas monsieur de continuer à copuler.

Souvenez-vous de votre dernière crise d’angoisse. Il y avait ça, d’une manière ou d’une autre : l’angoisse surgit quand le désir de l’Autre — y compris un désir de destruction — est à nu, sans les détours habituels.

La semaine prochaine, nous parlerons de l’éléphant, convoqué par Lacan pour montrer la différence entre la chose, le mot et le concept[3].

[1] Correspondances (1973–2003), de Frédéric Berthet (La Table ronde).

[2] L’Identification (1961–1962), de Jacques Lacan à retrouver sur le site du GNIPL ici.

[3] Ah ! j’ai oublié de vous dire que cette idée de faire un « Bestiaire lacanien » m’est venue il y a vingt-cinq ans avec Rodolphe Adam, un condisciple à l’université.