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Corinne TYSZLER / Passages à l’acte en série

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Texte paru dans la newsletter de la FEP de septembre 2023
peinture de Den End

Corinne TYSZLER est psychiatre, psychanalyste

L’institution génère des passages à l’acte dont la réponse immédiate est celle d’un autre passage à l’acte, dont la violence sera retenue, cependant que la première est estompée. Mais une autre question surgit dans le même temps : l’institution peut-elle y faire face et comment ?

Peut-être convient-il, avant de commencer, de préciser ces deux termes : institution, violence. Le premier charrie avec lui une équivoque que la psychothérapie institutionnelle prend bien en compte : entre l’espace réel et symbolique de l’établissement et les pratiques qui s’y développent. Tosquelles comme Oury ont insisté sur l’importance d’inventer « quelque chose de très mouvant qui puisse s’adapter aux besoins des malades ». À cet égard, il est intéressant que l’étymologie dans les traductions françaises mette l’accent sur l’action instituante et non sur la chose instituée cependant que, dans les traductions anglaises, il est fait référence à l’établissement. Je développerai plus loin le second terme.

Travaillant dans un service de pédopsychiatrie, essentiellement avec des adolescents, je me concentrerai sur la psychose. Il me semble que ce qui fait aujourd’hui violence en institution psychiatrique, ce sera peut-être une redite, c’est la pauvreté de la lecture clinique des différentes psychoses. Ajoutons à cela que les mots pour interroger et dire la clinique ont été malheureusement, avec les années, appauvris, homogénéisés, aplatis. Souvenons-nous des magnifiques observations écrites par les aliénistes, prenant soin de retranscrire avec sérieux le verbatim de leurs patients, décrivant avec tact la présentation et les symptômes des malades. Gardons en mémoire comment Freud lui — même cherchait sans relâche les mots pour lire le Réel. J’ajouterai que le singulier, souvent de mise, se fait au détriment du pluriel qui caractérise la richesse et tout le nuancier des psychoses. Ainsi dans le champ de la clinique adulte, la schizophrénie rend compte à elle seule de toutes les formes de psychose, cependant qu’en pédopsychiatrie c’est le fourre-tout des TSA (troubles du spectre autistique), ou maintenant des TND (troubles neurodéveloppementaux) qui engloberait toute la psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent.

Nous n’avons pas terminé de voir les effets qu’implique la disparition d’un mot comme psychose maniaco-dépressive, au profit des « troubles bipolaires », de celle de la paranoïa ou de l’hystérie du fameux DSM5-6. La substitution du mot de psychose par trouble, celle de manie et de mélancolie par bipolarité, emportent avec elle tout un héritage. Celui de Freud, bien sûr, dont le génie avait fait coïncider, pour les faire jouer, deux termes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre, dans son fameux Deuil et mélancolie. Exit aussi la façon dont le mot de mélancolie a voyagé à travers les âges… L’hypomanie quant à elle est soit une modalité recherchée de bien-être thymique, soit, comme je l’ai entendu récemment de la part d’un interne, « un pic sérotoninergique ». Notre clinique psychiatrique pourtant si riche est désormais affadie, désaffectivée, subissant une torsion neurobiologique. Nous ne pouvons pas ne pas évoquer ce que disait Otto Klemperer dans sa LTI à propos de la Amtsprache du régime nazi… Cette atteinte du pouvoir poétique de la langue, l’accroc irréversible de l’étoffe de la langue, sont sans conteste source de violences. Nous croyons plus simple de donner quelques exemples issus de l’institution où je travaille.

Violences en réponse à la méconnaissance de la clinique

Il y a quelque temps, nous nous occupions d’un adolescent d’une quinzaine d’années, dont le diagnostic de psychose ne faisait aucun doute. Il n’avait pas été encore rangé du côté de la schizophrénie… Ce jeune avait l’habitude de venir au CMP au moment où on ne l’attendait pas, en urgence disait-il, avec des demandes impérieuses. Il exigeait dans ces moments-là qu’on lui fasse une injection sur le champ, ou alors qu’on l’hospitalise dans l’heure. Invariablement, l’équipe en avait la même lecture en forme de rengaine : « il est dans la toute-puissance, on ne va tout de même pas répondre à sa demande… il faut différer ». Le résultat est qu’un jour, cette même posture lui ayant été signifiée, il m’a littéralement plaquée au mur, levant la main pour me cogner… L’infirmière avec qui j’étais s’est interposée et c’est malheureusement elle qui a reçu un coup violent à l’abdomen, la laissant à terre, le souffle coupé. Toujours est-il que le cadre du service, dépassé par la situation, a appelé la police. Et c’est cette dernière qui, finalement, a conduit le patient à l’hôpital… ! L’affaire n’en est pas restée là, puisqu’il a été conseillé à ma collègue de porter plainte. Mais là encore, les policiers n’y ont pas donné suite. L’angoisse de ce patient, l’imminence pour lui d’un passage à l’acte, le poussaient à nous demander de le protéger par une hospitalisation ou une injection sédative. Il ne s’agissait pas de « toute puissance ». Venir différer sa demande laissait entendre qu’il pouvait en subjectiver quelque chose… Cette intimation à la dialectisation confronte le patient à un impossible et déclenche la violence chez lui. À cet égard sont souvent confondus l’impossible et l’impuissance dans les institutions. Là encore, c’est un outil simple pour venir différencier ce qui relève pour notre patient d’un réel, ou ce qui appartient à une incapacité imaginaire. Le comique dans cette histoire, c’est que ce sont les policiers qui ont eu une lecture comme quoi il ne s’agissait pas de porter plainte contre un patient psychotique… Comme disait Marcel Czermak, il n’y a pas de sujet à l’acte.

Méconnaissance transférentielle et réponse toute faite

Un autre exemple est celui d’une adolescente de 17 ans présentant un délire persécutif, associé à des hallucinations multi-modales… ainsi qu’un bord érotomaniaque, la patiente étant fixée à l’image d’un médecin rencontré au cours de sa première hospitalisation à l’âge de 12 ans. Après chaque entretien, la patiente nous demande de l’aide pour descendre les deux étages. En proie à des hallucinations cénesthésiques et/ou des injonctions de se jeter dans l’escalier, elle ne peut faire cet exercice. À plusieurs reprises, il lui a été signifié au nom d’une autonomie factice, et au nom de sa proximité avec l’âge de la majorité, de le faire seule.

Là encore, c’est à mon sens méconnaître que le transfert avec ces patients psychotiques nous oblige à occuper une place de Nebenmensch. Non pas au sens de l’Autre secourable, mais du soignant qui chemine côte à côte, épaule contre épaule, ayant ainsi, comme Marcel Czermak a pu nous l’enseigner, le Réel en partage. Accepter cette demande de la patiente, c’était lui redonner de la dignité, là où un refus venait au contraire l’infantiliser, du moins l’a — subjectiver un peu plus.

L’institution scolaire ne fait plus abri

Je dirai un mot de l’institution scolaire avec laquelle nous travaillons continuellement. Inutile de dire combien celle-ci est aussi en souffrance, aussi bien du côté des enseignants que des élèves. Nos institutions ne font plus hospitalité. C’est vrai de l’hôpital psychiatrique, qui peine à rester un asile au sens d’être une force accueillante, mais c’est aussi vrai de l’école qui de plus en plus est discriminante. Rappelons que l’hospitalité, c’est accueillir l’hôte en tant qu’il nous est étranger (Xenos en grec). C’est cette altérité qui est accueillie et qui n’est jamais réduite à une identité supposée simple, donnée. L’élève, s’il n’est pas conforme, s’il ne rentre pas dans le moule réduit des performances requises, ne fera pas ou peu l’objet d’un pari.

Il y a une autre difficulté, à savoir qu’on ne sépare plus vraiment les lieux de la maison et ceux de l’école. En effet, dans l’espace de plus en plus connecté, on observe une mise en continuité entre ces deux lieux pourtant bien distincts. Ainsi s’établit une sorte d’indistinction mœbienne effaçant les fonctions pourtant bien différentes de ces deux endroits. Les groupes WhatsApp entre élèves regorgent de

 « discussions » non-stop auxquelles parfois certains professeurs se joignent y compris dans un exemple récent pour participer à des conversations privées, voire des rumeurs dans une complète absence de pudeur. Il ne s’agit plus ici d’imaginaire en partage, mais bien de jouissance en partage… où l’intime et l’extime se confondent. Ajoutons que des formules de « réussite » et « d’excellence » sont devenues les maîtres-mots, évacuant ceux de ratage ou de brouillon pourtant indispensables à tout apprentissage. Là aussi, cela entraîne ségrégation et possibles passages à l’acte chez les enfants et les adolescents.

De façon plus large, et au-delà de l’institution scolaire, il semblerait que ce qui est à l’œuvre, c’est d’effacer l’enfance de l’enfant : en le sexualisant de plus en plus précocement, en le surchargeant d’évaluations de performances chiffrées et notées, plutôt que de prendre en compte un état global et général permettant les différents passages en CP ou en 6e. Passage, ce n’est pas seulement celui d’une classe à une autre… C’est ainsi que les enfants sont privés de leurs possibilités propres de penser, contraints d’être dans un moule adultomorphe. La capacité de rêverie, chère à Winnicott, est stigmatisée du côté des « troubles de la concentration », voire du TDAH…

Destructivité et pulsion de mort dans l’institution

Violence… Un peu d’étymologie : le mot violence nous vient du latin violencia et du latin de violentus, issu du verbe vis (verbe volere) signifiant « vouloir ». En grec, c’est bia, βια, signifiant « la force vitale » ou « la force », « la contrainte ». La violence contient en son sein toute la conflictualité de l’Homme entre individus et socius, entre vie et mort. Ses effets sont tels qu’ils nous font oublier que les violences sont intrinsèquement humaines.

De son côté, le père de la psychanalyse a élaboré la notion de pulsion de mort, ce qui pousse les hommes et les peuples à répéter toujours et toujours ce mouvement de destructivité. L’important est de garder à l’esprit que Freud nous a aussi légué que, dans la cure individuelle, il y a une lutte entre Éros et Thanatos. Ceci est bien évidemment présent dans le collectif, dans nos institutions. Nous sommes les uns et les autres toujours prompts à dénoncer, à juste titre, la destruction de la psychanalyse par le neurobiologique ambiant, ou bien le démantèlement de la clinique par des contraintes administratives de plus en plus absurdes… Les conditions de travail à l’hôpital psychiatrique sont de plus en plus difficiles, les équipes soignantes sont exsangues… La violence institutionnelle se généralise sur les patients, entre les soignants, etc.

Primo Levi disait ceci dans un de ses ouvrages : « Peut-être chacun de nous est-il le Caïn de quelque Abel, et l’abat-il au milieu de son champ sans le savoir. »

Oui, dans ses recommandations, l’HAS a pu discréditer la psychanalyse comme la psychothérapie institutionnelle. Oui, des cliniques comme celle de la Chesnaie vont disparaître… Comment retrouver dans nos institutions cette « bipolarité » dont Freud nous parle ? Comment nouer pulsion de vie et pulsion de mort ? Je donnerai un court exemple personnel. Le service où j’exerce comme praticienne a traversé une crise majeure institutionnelle, démobilisant une bonne partie des équipes dans un désaccord massif avec la direction.

Nous avons eu finalement recours à l’écriture d’une petite pièce de théâtre où les différends étaient joués en termes d’humour, de poésie… évacuant la dimension de la haine revancharde. Chaque membre de l’équipe y a pris part avec plaisir, renouant ainsi avec un désir d’avancer et de travailler autrement. Notre chefferie de pôle a pu l’entendre et ainsi nous avons retrouvé le désir de poursuivre le travail.

De l’anesthésie affective

J’évoquais plus haut la disparition du mot de psychose maniaco- dépressive. Mais ce ravalement sémantique emporte également avec lui tout ce que Séglas et Cotard ont décrit avec, entre autres, la perte de la vision mentale et l’anesthésie affective. Nous-mêmes sommes parfois en difficulté pour pouvoir lire le Réel, mais j’ai été frappée de rencontrer chez de jeunes collègues quelque chose qui ressemble à ce sentiment de ne rien éprouver. La rencontre avec les psychotiques, pour toutes celles et tous ceux ayant fait leurs premiers pas à l’hôpital psychiatrique, est fondatrice de leur engagement. Cette rencontre nous affecte, nous angoisse. À ce titre, je ne peux que me rappeler ce que nous disait Marcel Czermak à propos du fait de ne pas reculer devant l’angoisse : « Entre la peur et l’angoisse, choisissez l’angoisse » nous martelait-il… Aujourd’hui, nos jeunes collègues ne sont plus, pour quelques-uns d’entre eux, entamés par la psychose. Est-ce parce que le changement de dénomination de PMD versus troubles bipolaires non seulement a affadi la représentation que l’on a de cette maladie ? Est-ce que surtout cela a opéré un glissement de l’interrogation sur la pensée vers une interrogation sur l’émotion ? Ainsi n’a-t-on plus affaire à un sujet qui pense, mais à un sujet qui s’émeut, devant lequel le jeune praticien reste de marbre, maîtrisant, ou croyant le faire, ses émotions par un savoir qu’il croit sans faille.

De l’absence de parole et la question de la responsabilité

Précédemment, il était question de la très belle citation de Primo Levi. Cela me permet de faire le pont avec le texte biblique de la scène du crime commis par Caïn : « Tandis qu’ils étaient aux champs, Caïn dit à Abel son frère… Il se jeta sur Abel son frère et le tua ». La rabbin Delphine Horvilleur remarque, avec sa pertinence habituelle, que dans ce verset « y est fait violence aussi à la grammaire, puisqu’il manque un complément d’objet » : l’on ne sait ce qui est dit à Abel : « Caïn dit à Abel son frère… ». La violence, en hébreu, se dit alimout et, nous dit toujours la rabbin, « partage sa racine sémantique avec un autre mot, ilem, qui désigne l’homme frappé de mutisme ». Ainsi, la violence aurait-elle à voir avec le non-dit ou le mal-dit. Mais, ajoute aussitôt Delphine Horvilleur, il ne faudrait pas non plus penser que toute parole ne serait qu’apaisement… Nous le savons bien, il y a des mots qui touchent à l’être, il y a des mots qui tuent…

Elle met ainsi cette absence de parole en abîme avec la question de la responsabilité, en suivant attentivement le texte biblique. En effet, juste après le meurtre, alors que Dieu demande à Caïn où est son frère, celui-ci répond sans culpabilité aucune : « Suis-je le gardien de mon frère ? ». Pourrions-nous reprendre cette articulation que fait Delphine Horvilleur entre violence et entorse à la responsabilité subjective ? Puisqu’il est question des institutions psychiatriques, en sommes-nous encore les « gardiens », pour paraphraser le texte biblique ? Ne fûmes — nous pas responsables dans les années 80 de la fermeture d’un nombre important de lits psychiatriques pris que nous étions alors dans une idéologie anti-asilaire de faire sortir absolument les patients ? Certains d’entre eux se sont retrouvés, à l’époque, dans des hôtels miteux ou bien à la rue… Aujourd’hui, il devient de plus en plus difficile de faire hospitaliser quelqu’un qui en a vraiment besoin.

Nous n’avons pas toujours été les « gardiens de nos frères », nous n’avons pas toujours veillé à ce que nos patients restent « nos frères », au sens de partager avec eux une humanité… L’altérité radicale qu’ils renvoient fait partie de la fraternité. L’altérité, c’est aussi la fraternité entre les différences et plus seulement entre les ressemblances : je parlais plus haut du Nebenmensch; nous avons en partage avec les psychotiques les questions de vie et de mort. L’altérité des psychotiques ne se maîtrise pas, elle apporte continuellement incertitude et inédit. Elle nous entame et nous engage : «c’est ma responsabilité en face d’un visage me regardant comme absolument étranger […] qui constitue le fait originel de la fraternité» disait Emmanuel Levinas. C’est un problème qui ne se pose pas seulement pour les psychotiques, mais pour la clinique de l’exil aussi bien…

L’institution, en tant qu’instituante, se doit de poursuivre les lieux de paroles : entre patients, entre soignants. Elle doit également favoriser la pensée, la réflexion collective par le biais des supervisions, de la construction de journées d’étude. Nous avons à apprendre de nos aînés. Jean Oury, il est inutile de le présenter, insistait sur la nécessité de renouvellement des activités thérapeutiques d’un service. Il savait mieux que personne repérer la jouissance destructrice et mortifère à l’œuvre dans la répétition d’un atelier qui fonctionnait trop bien. Il incitait ses collaborateurs à être dans l’invention, à réinventer sans cesse. La vie institutionnelle, aurait dit Lacan, ne cesse pas de s’écrire.

À nous de poursuivre cette route. Les psychanalystes n’ont pas intérêt à déserter les lieux institutionnels, à condition de nouer ensemble psychiatrie et psychanalyse… psychiatrie lacanienne, disait Marcel Czermak. Nous travaillons avec les mots, ceux des patients, ceux de notre discipline, mais aussi ceux de champs voisins. Les mots sont le terreau d’une pensée qui ne doit pas rester mono-idéique. Les mots sont nos outils pour travailler la terre de la psychopathologie, mais nous ne cesserons pas de toujours les traduire.

C’est ce que Barbara Cassin disait à propos de son Vocabulaire européen des philosophies. Le dictionnaire des intraduisibles : intraduisibles, non pas ce que l’on ne traduit pas, mais ce que l’on ne cesse pas de traduire. Cet exercice toujours remis sur le métier, nous permettra-t-il de garder en vie nos institutions ?