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HELGA FERNÁNDEZ / FICTION THÉORIQUE

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Texte publié le 8 juillet 2023 sur le site EN EL MARGEN. Traduit de l’espagnol.

Il y a des années, un ami m’a appris que chaque lecteur possède une technique en matière de lecture, qu’il le sache ou non. D’ailleurs, il lit tout comme si c’était de la littérature. Ne trouvez-vous pas de poésie, de saga et de narration dans la Bible ? Je me le demande. 

Avec sa clé j’ai relu Mémoires d’un patient nerveux, de Daniel Paul Schreber. Avant de commencer, je me suis efforcé d’omettre le plus possible le Schreber de Freud et le Schreber de Lacan. J’ai donc décidé de lire d’autres textes dont le caractère littéraire ne fait pas de doute et dans lesquels leurs protagonistes, qu’ils coïncident ou non avec l’auteur, racontent leur expérience de la folie et du désordre des sens. J’ai commencé par Une saison en enfer de Rimbaud, suivi par Les Noces du ciel et de l’enfer de William Blake, et j’ai terminé par l’Exégèse de Philip Dick. Je voulais trouver le climat, le ton, la couleur qui me ferait entrer dans Memories… sans préjudice qu’il ait été écrit par un malade psychiatrique qui entend montrer au monde qu’il n’est pas fou et obtenir la levée de la tutelle par la Cour.

Dans L’Autre scène, Octave Manonni se demande pourquoi l’œuvre de Schreber ne fait pas partie de la littérature. Il répond qu’il n’y figure pas à cause de son style ou, plus précisément, à cause du genre qui fait de ce livre quelque chose d’analogue à un rapport psychiatrique ou à un document technique, l’éloignant — selon lui — de tout aspect littéraire. Mais faire en sorte que ce livre soit réduit à un document ou à un rapport, c’est manquer de sensibilité pour lire sa poétique et ignorer que l’auteur rend compte d’une tradition de meurtre avec Faust, Goethe, Manfredo, Lord Byron et avec Le Braconnier par Weber. D’autre part, le style ou le genre ne suffisent pas à exclure toute œuvre de la littérature. Les normes de validation du littéraire sont contingentes et arbitraires, tout autant que sa définition. Quiconque affirme la littérature, n’affirme rien. Qui le cherche ne cherche que ce qui s’échappe. 

L’écriture de Schreber n’est ni aseptique ni une abstraction sans corps. Professionnel irréprochable, doté d’une solide éthique prussienne, il se surprend un jour à imaginer « comme ce serait beau d’être une femme au moment de baiser » et il se lance dans l’écriture. Au début, il l’a fait en notes volantes, éparpillées et brisées, jusqu’à ce que le Dr Weber lui donne l’usage d’un grand cahier en tissu noir. Son travail pourrait être considéré comme une interrogation sur le sens où le narrateur essaie de lire les signes qui peuplent sa vie, car : que fait-il d’autre que d’essayer de dire ce qui lui est indicible, montrant et révélant le passage du trou noir à la lisière de l’articulable ? On pourrait aussi le prendre comme un véritable livre de science : de la science-fiction. Seulement au lieu de se cacher, derrière l’intrigue qui raconte, l’intrigue qui habite, comme Dick, l’explicite. Son argumentation est chiffrée dans une phrase, « L’âme humaine est contenue dans les nerfs du corps », qui se développe en élaborations successives, appuyées de références savantes, soutenues par la conviction d’un théologien, d’un collectionneur de mythes ou d’un romancier antique, de ceux qui croyaient à la vraisemblance des représentations. À partir de ses expériences, il soulève des hypothèses, les corrige ou les écarte, intègre de nouvelles réflexions et s’abandonne à l’évidence, modifiant ainsi des hypothèses qui semblaient inébranlables.

La systématicité de sa construction et la coïncidence avec la théorie de la libido ont conduit Freud à écrire : Il reste à l’avenir à décider si ma théorie contient plus de délire que je ne voudrais, ou de délire, plus de vérité que ce que d’autres trouvent crédible aujourd’hui. Je crois sincèrement que ce qui reste encore pour l’avenir aujourd’hui n’est pas de réaliser que le grain de vérité dans le délire fait la psychanalyse de haut vol, ni qu’il existe une psychanalyse délirante au pire sens, mais plutôt de reconnaître que la psychanalyse est une fiction théorique fragile et excessive. Un croisement chiasmatique entre des discours, où l’on ne sait pas toujours lequel prédomine. Un pastiche de genres qui, en de rares occasions, transgénère vers sa singularité, dans lequel il devient palpable aussi bien qu’en mathématiques qu’en physique nucléaire, le poème, la métapsychologie et la nouvelle, il faut inventer.

Parfois je me demande pourquoi on a tendance à amalgamer littérature et psychanalyse et écriture et psychanalyse, mais d’autres fois je pense que ce qui nous attire ou nous repousse mutuellement, c’est qu’en définitive, chacun de nous qui est ici ou là, ou là et ici, essaie d’enfiler une subjectivité qui à son tour est prise comme matériau pour la création des conditions de son émergence. Une subjectivité qui nous fait vivre. 

Au final, Schreber, dans le processus d’écriture, compose un IL, qui n’est ni un TU ni un JE, ni un ILS ni un NOUS. C’est une tierce personne qui lui donne la possibilité que ces voix, qui lui parlent et qu’il ne sait pas ce qu’elles disent, soient entendues par « lui-même » et par les autres. Et comme tout écrivain qui écrit par nécessité, détaché du monde comme de la parole qui lui échappe, il décide d’affronter le silence et le chaos, et bégaie et tente d’inventer un ordre symbolique dans lequel exister et c’est lui-même qui s’invente et fait la culbute et renaît. Et c’en est une autre.