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Jean-Pierre Rosset / Le réel entre mathématiques et psychanalyse

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Illustration :   La suite de Fibonacci
Texte publié dans les actes du séminaire de l’AEFL n°18 « Comment s’habituer au réel ? »

Les nombres réels !

Lacan y fait souvent référence. Par exemple, dans le séminaire XIX, Ou.. pire il dit :

« Quand vous traitez de signifiant mathématique… ceux qui ont un autre statut que nos petits signifiants sexués, qui ont un autre statut et qui mord autrement sur le réel… il faudrait peut-être quand même essayer de faire prévaloir dans votre esprit qu’il y a au moins une chose de réelle… et que c’est la seule dont nous sommes sûrs… c’est le nombre.

Ce qu’on arrive à faire avec ! On en a fait pas mal !

Pour arriver jusqu’à construire les nombres réels… c’est-à-dire justement ceux qui ne le sont pas… il faut que le nombre, ce soit quelque chose de réel. »

Dans « L’homme sans gravité », Jean-Pierre Lebrun fait remarquer à Charles Melman que, pour rendre compte du réel, il lui est arrivé d’évoquer, à la suite de Lacan, le champ des mathématiques.

Charles Melman lui fait cette réponse :

« En effet, il est arrivé à des mathématiciens, et en particulier à Cantor, de s’interroger sur le fait que la suite des nombres est infinie, que je puisse toujours écrire “plus un” et continuer indéfiniment.

Ce mathématicien a très bien perçu que, du même coup, il y avait un infini à jamais inatteignable et donc hors champ de la représentation, hors champ de la réalité. Mais, la nouveauté de Cantor, c’est qu’il a procédé à la nomination de ce hors-champ, à son écriture, et qu’il l’a appelé “Aleph”, l’infini que l’on ne saurait jamais atteindre, puisqu’il est toujours au-delà du chiffrage.

Or, il s’est avéré que l’invention de cette écriture a été éminemment opérationnelle dans le champ des mathématiques. Nous pourrions dire que c’est le même travail qu’a effectué Lacan en écrivant “l’objet a”, cet objet “cause du désir” qui ne fait pas partie de nos représentations, mais qu’il a pu néanmoins identifier et écrire.

Un objet qui ne fait pas partie de notre réalité mais que nous avons à situer dans le réel. »

Si j’ai choisi ce passage de « L’homme sans gravité » c’est parce qu’il me paraît jeter de façon tout à fait opportune un pont entre les Mathématiques et la psychanalyse.

Si je pouvais résumer en peu de mots en quoi consiste la recherche en mathématiques je dirais, que :

« Le mathématicien tente d’écrire ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. »

Mais cette tentative d’écriture a parfois des effets… de réel. Ce recours à la formalisation, a un talon d’Achille.

C’est d’ailleurs ce que dit Gilles Chatenay, Psychanalyste, chargé de cours à l’Université de Nantes lors de son intervention « Le réel en jeu dans la formalisation même » au congrès de Cerisy sur le réel en mathématiques et psychanalyse (1999) :

« Si le mot est le meurtre de la chose, dans la formalisation, le crime est presque parfait : […..]. La formalisation tue la chose, elle dé substantifie le réel ».

Aujourd’hui, je me propose donc de vous parler du réel entre mathématiques et psychanalyse. Pour cela il faut peut-être que je vous donne une définition, si tant est que cela soit possible, de ce que j’entrevois comme « Le réel ».

Y a-t-il « Le réel », « un réel », « des réels », « du réel » ?

Parfois, d’ailleurs, les psychanalystes parlent du réel de la science différent de celui de la psychanalyse sans oublier évidemment le réel de la philosophie.

Pour ma part, j’ai choisi de reprendre une phrase d’Élisabeth De Franceschi lors du séminaire de cette année, phrase qui me paraît correspondre le mieux à cette rencontre avec un effet de réel qui peut avoir lieu dans le cas précis d’un mathématicien de génie comme le fut Cantor, rencontre qui peut parfois être troublante, voire sidérante.

« Je dirai pour ma part que le Réel ne s’attrape pas, ne se prend pas, mais se rencontre — parfois : c’est le Réel qui nous attrape et qui nous prend, nous sommes pris par/dans le Réel. Dans ces conditions, le Réel peut-il deve-nir objet de connaissance ou faire l’objet d’une connaissance ? »

C’est probablement cet effet de réel qui vient percuter Cantor lorsqu’il écrit à son collègue Dedekind : Je le vois, mais je ne le crois pas ».

Quelles sont les circonstances qui font écrire à Cantor ces lettres à son collègue de qui il attend fébrilement une réponse ?

Le 5 janvier 1874 Cantor pose le problème qui va ébranler toutes les mathématiques :

« À propos des questions qui m’ont occupé ces derniers temps, je m’aperçois que, dans cet ordre d’idées, se présente aussi la suivante : est-ce qu’une surfa- ce (par exemple un carré, frontière comprise) peut être mise en relation univoque (en bijection) avec une courbe (par exemple un segment de droite extrémités comprises), de telle sorte qu’à tout point de la surface corresponde un point de la courbe, et réciproquement à tout point de la courbe un point de la surface ? »

Voici cette démonstration, qui, il est vrai avait de quoi, à l’époque, déranger les esprits les plus solides :

Cantor établit une bijection entre l’ensemble des points d’un carré de côté [0 ; 1], et cet intervalle lui-même. Mais, rappelons tout d’abord ce qu’est bijection.

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