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HELGA FERNÁNDEZ / POUR LA VIANDE IL N’Y A PAS ASSEZ DE LANGAGE

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Texte publié sur le site EN EL MARGEN. Traduit de l’espagnol. Image « Self portrait » Francis BACON

Il est possible de poursuivre le parcours de cet ouvrage dans la première édition de La carne humana. Une investigation clinique, édité et publié par Archivida, Buenos Aires, juin 2022, et dans sa deuxième édition, publié par Diván Negro, Mexique, avril 2023.

Dans le but d’avertir de l’impossibilité de la mission de ce texte, je commence par un poème de Gastón Malgieri. Pour que le ton de ce que je veux transmettre soit bien compris, je demande au lecteur de le relire après l’avoir fini de le lire, en changeant le mot « poésie » par « psychanalyse ».

Cela me semble juste :
je devrais me retirer de la poésie
de la tentative maladroite
de garder sous clé
cet excès ornemental
qui va de l’estomac à la parole
sans passer par la bouche.

Il ne tient qu’à moi de m’éloigner
des études linguistiques
et des chaires où
l’on s’occupe des corps sémantiques,
pierres qui s’entrechoquent dans la flaque du
désir étranger des choses.

S’éloigner sans faire de bruit
devrait
saliver tacher les diplômes comme qui sait qu’elle ne sera jamais invitée
à ce banquet car il y a un pouls qui ne gravite pas dans sa gorge. C’est vrai, ma figure maladroite pour laquelle tout appétit
C’est un obstacle,
il faudrait
émigrer dans le marécage d’être seul,
tacher la langue,
le cuir,
les préjugés, puis revenir
non pas au vers,
mais à la chair
pour laquelle il n’y a pas
assez de langage.

Chacune de ces lignes tente de désigner la chair comme sensibilité ultime du réel. Le signaler comme le font les peuples du nord-ouest de l’Argentine dans le rituel appelé, précisément, « la señalada ». Pas avec des lettres imprimées, des définitions ou des concepts : dans ce qui est écrit avec ce qui est écrit.

Avant il faut préciser que nous sommes face à deux états de celui-ci qui en font la difficulté : son oubli et sa présentification.

  1. Si la chair donne corps à la métaphore, elle reste voilée et refoulée, revêtue du signifiant ou parée de mots. Aussi comme ce que le corps ne peut pas comprendre : comme limite, comme objet à, et comme représentation et figuration.
  2. Si la chair ne donne pas corps à la métaphore et ne s’y dessine pas, elle apparaît à la place du das Ding(une présence qui devrait être absente), dans le corps démembré ou fragmenté, dans les véritables moignons de l’hallucination et dans la stigmatisation. Ou comme effet de la passion du signifiant, dans la jouissance sadomasochiste et dans sa consistance maximale dans le retour à l’imaginaire de sa forclusion. Aussi lorsque le trait unaire échoue et appuie pour être restauré dans des marques littérales qui blessent la surface de la peau s’ouvrant dans la plaie.      

Dans le parcours de Lacan, la viande n’a pas le statut de concept, cependant elle peut être considérée comme un terme de discours, puisqu’elle apparaît dans divers lieux et contextes qui laissent la trace d’une fonction précise et confirmée. Ce qui fait qu’au détour des séminaires et des écrits on trouve une logique non pas contrainte à l’usage du mot, mais à la façon dont une certaine notion de la chair elle-même affecte la structure, quel qu’en soit le nom.

Dans Radiophonie, après avoir invoqué le chaos météorologique d’origine, la chair se distingue du corps : « (…) Avant toute date, Moins-Un désigne le lieu de l’Autre [Autre] chez Lacan. Du One-in-less, le lit est fait pour l’intrusion qui procède de l’extrusion ; c’est le signifiant lui-même. Ce n’est donc pas que de la viande. Les seuls qui impriment le signe qui les négativise, montent, dont ils se séparent, les nuages, eaux supérieures, de leur jouissance, chargées de rayons pour redistribuer corps et chair. 

Une distinction, celle-ci, qui est également travaillée en théologie et en philosophie : dans la théologie première, de Saint-Paul, Tertullien et Augustin d’Hippone ; dans les Méditations cartésiennes de Husserl ; dans Une philosophie de l’incarnation, de Michel Henry, et, dans Lui-même comme autre, de Paul Ricœur.

Dans la philosophie de Descartes, le point de jonction entre l’âme et le corps est un mystère alors qu’il reste incontestable. La Sixième Méditation est consacrée au travail sur le sujet, c’est pourquoi une troisième substance est nommée dans ses paragraphes, entre la pensée et l’extensif. Celui qui, contrairement au corps et aux idées, ne peut être que ressenti mais pas pensé ou représenté. Quelques années plus tard, Husserl s’aperçoit que cette (substance ?) est la viande, meinenLeib, et il la distingue aussi du corps. C’est à peu près la même viande que Ponty reprend dans Le visible et l’invisible, œuvre qui à son tour est le fil avec lequel Lacan tisse l’objet comme une livre de viande.

Lacan revient à considérer la chair lorsqu’il dit que l’incarnation, au sens religieux, est porteuse d’un grain de vérité : « (…) Le Logos chrétien, en tant que logos incarné, donne une solution précise au système des relations entre l’homme et la parole et, non sans raison, le Dieu incarné s’appelait Verbe ». Mais la question devient plus intéressante lorsqu’elle produit des variations profanes, profanes et athées de la vérité johannique. Dans Le triomphe de la religion, ironise : « Pour être charnel, ce personnage répugnant, qui est l’homme moyen, le drame ne fait que commencer quand le Verbe entre dans la danse, quand il s’incarne, comme dit la religion — le vrai. C’est alors que les choses commencent à mal tourner. Il n’est plus content, il ne ressemble plus au chiot qui remue la queue ou au bon singe qui se masturbe. Ça ne ressemble plus à rien. Il est dévoré par la Parole ».

Toujours dans Radiophonie il précise : « Suivre la structure, c’est s’assurer de l’effet de langage. Elle ne peut s’obtenir qu’en éliminant le début de la question qui la reproduit à partir de relations tirées du réel. Du réel qu’il faut entendre selon ma catégorie. Car ces relations font aussi partie de la réalité dans la mesure où elles l’habitent dans des formules qui y sont bien présentes. La structure est prise à partir de là. A partir de là, c’est-à-dire du point où le symbolique prend forme. J’insisterai sur ce corps. Il dit aussi que ce qui permet au signifiant de s’incarner, c’est d’abord ce que nous avons à nous présenter : notre corps. Et puisque ce corps est le corps charnel – comme l’indique le terme incarné –, l’incarnation est pour la psychanalyse un événement mythique mais aussi un fait concret, matériel, qui se produit en chaque être parlant comme un processus. Il ne s’agit pas seulement d’avoir un corps, il s’agit d’avoir de la chair. Plus encore : en étant de la viande.

La logique de l’événement d’incarnation conduit au fait que, comme l’enseigne Michel Henry, trois sens doivent être considérés pour capter ce qui est dit avec le fait mythique et moins mythique du symbolique injectant de la chair vivante dans le réel. Soit le Verbe s’est fait chair pour se révéler aux hommes, auquel cas la révélation est l’œuvre de la chair. Dès lors, il n’y aurait plus besoin de la Parole, le symbolique et la chair s’accoupleraient, coïncideraient ou auraient une relation sexuelle, et nous ne pourrions plus les distinguer. Ou bien, la révélation de la Parole est le fait même du symbolique. Mais s’il en était ainsi, quel besoin aurait la symbolique de la chair de « se révéler aux hommes », puisqu’étant une puissance qui lui appartient et donc une révélation qui pourrait se produire d’elle-même, la chair serait contiguë et circonstancielle ? La parole ne serait pas nécessaire pour faire des choses au langage ou pour qu’il continue d’exister, et les humains ne seraient pas différents des machines — ces existences aussi faites de langage et d’autres formes du corps —. Reste alors une troisième possibilité : la viande est la révélation du symbolique qu’elle porte en elle, et c’est parce que le symbolique, en s’emparant de la viande, accomplit l’action de révélation qui lui est propre et à laquelle la viande elle-même doit tant fait.

Le lien entre deux natures est celui de deux propriétés, les unes relatives au langage, les autres à la chair de l’homme — qui n’a pas toujours été un être parlant et qui, en tant qu’espèce, avant l’intrusion de l’extrusion du langage, ressemblait plutôt à un animal qu’à son actualité de parlêtre —. Mais une fois l’origine mythique opérée, la viande est déjà la viande d’un être parlant : chaise, pas viande.

De même que le locuteur peut être hors du mot, mais pas hors du langage, il ne peut pas non plus habiter la chair animale, mais plutôt la chair humaine. Bien que, compte tenu de l’incidence du processus d’instillation du signifiant dans chaque structure, la viande est encore modifiée par le symbolique, selon ses propres particularités. Il y aura une voie de la chair dans laquelle s’effectue le processus d’une telle transformation et une autre dans laquelle le signifiant ne finit pas de s’enflammer — ce qui sera alors aliénant et, parfois, encore plus affolant.

Sara Vassallo, dans un ouvrage faisant également référence à l’incarnation, précise que dans sa traduction de l’hébreu basar au grec σαρξ, σαρκός et au latin caro, carnis, la construction théologique chrétienne fait du terme A. le lieu d’une incommensurabilité entre deux instances opposées : corps (σώμα) et âme (ψυχή), corps et esprit (πνευμα, souffle, air, esprit), où les deux sont liés par un troisième, la chair qui ne coïncide avec aucune. Cette caractéristique exige une rhétorique ternaire qui défie les dualismes sans pouvoir, en même temps, s’en passer, mettant en scène l’intervalle infranchissable qui sépare les deux termes. Vassallo nous rapproche également de l’oxymore comme l’une des figures de rhétorique pour exprimer une telle chose, bien que ce ne soit pas la seule : corps mystique(De Lubac), chair spirituelle (Baudelaire), vie morte ou mort vivante (Saint Augustin, 1964). J’ajoute, almacuerpo (Lacan, dans Ou pire).

L’incarnation rompt le dualisme âme/corps et apporte avec elle la chance de réfuter une position qui oppose le corps désirant à un Logos qui, traîtreusement et subrepticement désincarné, apparaît livide et impalpable. Elle donne aussi la possibilité de réfuter une autre position, celle qui considère que seul le symbolique humanise l’homme. Alors que si le symbolique apparaît austère, par forclusion du texte de la loi du signifiant ou par forclusion de la nécessité de la chair comme surface humaine, l’homme peut parler comme une machine, se laisser entendre en lui et parfois la fureur du langage.

La viande est modifiée par le symbolique, et le symbolique s’exprime ou se révèle d’une manière très différente lorsqu’il est incorporé à la viande que lorsqu’il est incorporé à une letosa, également lorsqu’il est transmis d’un corps de viande à un autre corps de viande., ou d’un corps de boîte à un corps de viande.

Le corps du symbolique est un corps, et ce n’est pas une métaphore de le dire. C’est même un corps qui, en plus de notre corps au sens naïf, rend les autres corps non humains. Ainsi, si le symbolique tend vers l’incorporation et crée des corporalités appuyées sur des supports divers, ce qui témoigne qu’un corps est humain, c’est la faiblesse mentale (au sens où Lacan se réfère dans RSI) et la parole incarnée. C’est-à-dire : la viande à laquelle se mêle la langue.

Dans une conférence à Baltimore, Lacan introduit le terme « inmixing », que je traduis par immixtion. Le titre de la présentation est De la structure comme immixtion d’une altérité préalable à n’importe quel sujet. D’autres traductions en espagnol optent pour, De la structure comme « immixing » de la condition préalable d’altérité de tout sujet et À propos de la structure comme mélange d’altérité, un sinus qui conditionne absolument tout sujet. Selon ma lecture, le mot « mélange », bien qu’il révèle l’influence de deux ou plusieurs éléments entre eux, ne dénote pas et ne connote pas l’acte d’intrusion que l’altérité opère dans ce qu’elle intruse. Pour la même raison, il ne laisse pas de place au fait que dans certaines conditions de la structure, l’immélange n’entraîne pas toujours l’hospitalité à l’égard de l’intrus, encore moins que ce qui est intrus se laisse mélanger. Mais j’opte aussi pour le terme d’immixtion et je le répète, car il peut se substituer et ainsi faire écouter le Verbe et l’action d’incarner.

L’immersion du symbolique/réel de la Parole dans le réel de la chair l’humanise, l’anime en la mortifiant, en même temps qu’elle humanise aussi la Parole en diminuant son ostentation. Dans le processus de transformation, la chair devient cadavérique et la Parole est vivifiée. Ou disons : quand le Verbe se fait chair, il se révèle comme symboliquement/symbolique, venant, comme je l’ai dit, d’un symbolique/réel ; en même temps que lorsqu’il s’incruste dans la chair, il apparaît comme un réel/symbolique. Comme dans le mélange de la pulsion de vie et de mort, il faut considérer un lien entre la chair et le Verbe, pour que ce dernier ne harcèle pas l’être parlant comme un ordre ou comme une abstraction schizophrénique et que le premier ne littéralise pas la subtilité du signifiant au point d’effacer toute différence.

Dans « L’Angoisse », Lacan nous donne ce qui dans ce cheminement se présente comme un gant : « Au commencement était le verbe signifie au commencement est le trait unaire. Tout ce qui est enseignable doit porter le stigmate de cet initium ultra-simple. C’est la seule chose capable de justifier pour nous l’idéal de simplicité. Simplexe, singularité du trait, c’est ce que nous faisons entrer dans le réel, que le réel le veuille ou non. Une chose est certaine, c’est qu’elle y entre, et qu’elle y est déjà entrée avant nous. Ainsi, tous ces sujets qui dialoguent depuis, certes, quelques siècles, doivent se débrouiller tant bien que mal avec cette condition — que justement entre eux et le réel est le champ du signifiant, parce qu’il était déjà avec cet appareil du trait unaire qui constituait les sujets. Comment pourrions-nous être surpris de retrouver sa marque dans ce qui est notre champ, si notre champ est celui du sujet ? » De l’immersion du Verbe dans la chair surgit comme premier effet ce trait sur lequel s’appuie le signifiant, en plus de la lettre. L’intrication fait émerger la seule ontique recevable de cette référence à la jouissance, et ce n’est pas peu de chose qu’elle soit seulement adressée, même en pratique, du fait de l’érosion qui s’y trace de la place de l’Autre. « Cette place de l’Autre doit être prise dans le corps et non ailleurs, ce qui n’est pas de l’Intersubjectivité, mais des cicatrices sur le corps tégumentaire, des tiges qui se branchent dans leurs trous pour faire office de prises électriques, des artifices ancestraux et des techniques qui le font fonctionner… L’Autre, au bout du bout, et au cas où vous ne l’auriez pas encore deviné, l’Autre (…) c’est le corps ».

J’ai réservé pour la fin de ce banquet de citations le plat principal, la mention de la viande à laquelle Lacan fait référence dans le cadre de la paraphrase du rêve d’injection d’Irma : « C’est une horrible découverte : la viande qu’on ne voit jamais, le fond des choses, l’envers du visage, du visage, les secrets par excellence, la chair d’où tout vient, au fond du mystère, la chair souffrante, informe, dont la forme même angoisse. Vision d’angoisse, identification d’angoisse, dernière révélation de toi tu es ceci : Tu es ceci, qui est le plus éloigné de toi, le plus informe ».

Freud rêve le rêve inaugural de la psychanalyse d’abord comme un cauchemar dont il ne se réveille pourtant pas. Ce qui permet de résoudre l’identification de l’angoisse, c’est que des pustules infectées émerge la formule de la triméthylamine ou la figure de la solution du mot en traits épais.

Une figure est le produit de l’action du symbolique qui, en traitement de la littéralité de la viande, s’en imbibe. Aussi la mortification propre au signifiant entrant dans le réel de la vie. C’est même et en plus l’intrusion du langage qui dans la matérialité d’une certaine dimension du corps s’invente comme une lettre.

La triméthylamine est un produit de dégradation des animaux et des plantes, la substance responsable de l’odeur désagréable associée au poisson avarié, de certaines infections et de la mauvaise haleine. Arrivés ici nous ne pouvons pas aller plus loin ; on se décompose, on se dissout, il n’y a plus de corps, la chair se dégrade et se confond avec les vers et le règne végétal. Une manière de représenter la dispersion, l’évanouissement des figures et l’impossibilité de nommer. La mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper une place. Notre chair change bientôt de nature : notre corps prend un autre nom ; pas même celle d’un cadavre, dit Tertullien, quand il nous montre qu’une certaine forme humaine subsiste longtemps, mais plus tard elle devient on ne sait quelle chose qui n’a plus de nom dans aucune langue.

La viande porte en elle sa péremption et sa pourriture : elle nous confronte à l’impossible et à l’impossible. Sa composition et sa décomposition révèlent que nous sommes faits de la même chose que les algues, les éléphants, les météorites et les bouleaux : une matière vibrante. Cette communalité réoriente tout exceptionnalisme ; bien que de la même manière, et mal que nous le pensions ou le présumons, il nous confronte aussi que les animaux humains habitent notre propre spécificité. 

La chair humaine porte deux propriétés, opposées ou complexes : la réfraction au symbolique et l’élasticité au signifiant. La première s’exprime dans la littéralité par laquelle toute métaphore est absorbée et effacée. La seconde trouve son évidence dans la ductilité et la dextérité du corps, dans sa transmutation par le langage à l’invisible et à l’incorporel. Lorsque l’une et l’autre propriété sont appuyées, la chair n’empêche pas la métaphore ni le langage ne pousse vers une toute-puissance annihilante. La viande amortit la dérive du signifiant, agit comme une limite à la somptuosité du symbolique et se constitue dans le bouillon du dire ; à l’unisson avec lequel le langage abandonne sa cadence machinique et diminue son ostentation. De cette intrication viennent la lalangue et la lettre. 

Tout attendre de l’utilité du langage, le réduire à un instrument, rejeter la chair comme ce qui aussi nous constitue et nous agit, aboutit à une anesthésie de ce qui affecte et à une impuissance ou dépotentisation de ce qui affecte. Mais tout attendre de la chair, se méfier du langage, nous conduit au-delà du principe de plaisir et dans un mutisme de plus en plus silencieux.

La lettre, lituraterra entre la chair et le signifiant, antichambre du réel et dernier bastion du symbolique. La lettre, gravée en traits épais, est le début logique et structurel de l’intrusion du symbolique dans le réel ou de la dissolution du symbolique dans la réfraction de la chair. Chair qui, par conséquent, est le mur dans lequel toutes les différences sont notées ou absorbées.

Dans le rêve de l’injection la structure progresse vers sa complexité. Freud ne saute pas du lit effrayé par la vision horrifiante, car la position éthique qui l’habite et le désir qui l’anime font que les chairs putréfiées sont en jachère du symbolique. Du reste, cause.

Le passage d’un moment onirique à un autre est le passage de l’imaginaire à l’informe de la chair, et de là à l’inoculation dans la littéralité de l’infection du langage comme porte d’entrée de l’inconscient. Mais il n’y a pas non plus moyen de sortir d’où fermentent les pustules, si l’on ne touche pas au coin, à l’ancre, au véritable ancrage de la Parole : la chair. La chair même d’où surgit la vie ; la viande même qu’il peut engloutir avec son obscurité nécrosante.

Mettre en lumière l’irruption de la chair, comme le lieu où ce rêve menace de réveiller le rêveur comme figure de la mort, n’est pas nouveau. Peut-être ce qui est nouveau est-il modulaire et le spécifie-t-il comme partie constitutive du parlêtre ? Car que serait la viande sans infection ; mais aussi qu’en est-il de l’infection sans viande. En fait, une des manières de se désaffilier de l’inconscient est de rejeter que si le langage ne s’incarne pas, il n’y a pas d’inconscient.

Dans le séminaire Topologie et temps, Lacan donne la parole à Alain Didier Weil. Qui fait référence à deux réels qui maintiennent une certaine réversibilité entre eux et qui sont présents dans ce rêve. Les deux correspondent aux deux propriétés de la viande. Dans la première étape du rêve, l’un des vrais, celui qui selon cette logique coïncide avec la propriété de la viande réfractaire au symbolique, est celui qui se situe comme la brèche dans la gorge d’Irma — l’inverse du visage, la chair à l’intérieur. Et dans la seconde moitié du rêve surgit l’autre réel, celui qui coïncide avec la chair qui accueille le symbolique et se laisse marquer ou est marqué par lui. Il s’agit du réel que Didier Weil reconnaît dans le texte de Freud situé en note de bas de page et qui correspond à la béance qu’est le relais du principe de plaisir : celui qui réapparaît dans le nombril du sommeil — coïncidant, selon Lacan.

Le rêve de l’injection d’Irma ferme les mâchoires de la chair, ouvre la bouche qui parle. Là, la viande est imprégnée de symbolique et, comme effet et entre autres opérations, elle est voilée par la peau. Elle quitte le réel qui régresse vers la destruction et touche le réel qui s’oblige au symbolique. Montrer que la viande s’incarne quand elle s’incarne, ou devient nourriture à dire quand elle est infectée et affectée d’une éthique du dit.

Le nom « viande » ne désigne pas la substance étendue ou l’organisme, il renvoie à la vérification symbolique-imaginaire d’un réel nécessaire dans lequel le langage s’ancre ou ne s’ancre pas, dont la trace se fonde sur l’avancée du symbolique dans le réel et le dépasse. Il s’agit de la nomination d’une matérialité porteuse sans laquelle le corps du stade du miroir n’existerait pas, ni le corps de l’identification du sujet, ni le corps pulsionnel. Il renvoie plutôt au « mystère du corps parlant » et à ce matelas par lequel le signifiant s’ancre dans le corps et produit de l’affection. Si bien que la chair ne coïncide pas entièrement avec ce que nous appelons le corps réel et que Lacan nomme dans le nœud Bo comme vie ; cependant, comme les paroles, c’est, je le répète, la sensibilité du réel.

Si une âme en quête d’essentialismes croyait trouver la réponse dans la chair, elle se tromperait. Dans ce développement, son incidence n’est pas érigée en substrat biologique d’un destin unique. Il est considéré comme un élément qui, comme la terre, l’air, le feu et l’eau, possède ses propres qualités qui agissent sur nous.

La chair n’est pas le corps, c’est ce qu’un corps n’est pas. Pour qu’un corps se différencie de l’auto-affection de la chair, il faut que quelque chose se perde et de là surgisse la cause d’un corps sensible et non seulement ressenti, donneur et non seulement donné, parlant et non seulement parlé. Un corps qui se fait sentir, se donne, se fait entendre, à l’autre extrême de l’auto-érotisme.

La chair et le corps sont constitués sous un certain lien complexe, comme dans l’hystérie. Bien qu’à l’occasion, un tel lien suppose un non-recouvrement de ceci par cela.

La chair porte inscrit le statut du corps du symbolique qui fait le corps naïf ou le corps que nous avons. Le symbolique ne suffit pas à toucher le plus réel de la vie. Le réel est aussi reflété par l’imaginaire, donnant lieu à la représentation du corps solidaire de la faiblesse mentale ou au fait que pour certains êtres parlants le réel du corps passe par l’image virtuelle.

Le corps que nous avons est l’effet du corps du symbolique. La chair fait partie du soma, mais ne communie pas entièrement avec lui, quelque chose dans le premier parraine généralement la surface d’inscription de l’Autre. Mais lorsque le marquage n’est pas possible, la viande est choquée jusqu’au paroxysme de la stigmatisation ou anesthésiée jusqu’au sommet de la mise en conserve.

Le corps peut changer de corps, d’idéal et de conception. Elle peut être pensée, créée et légiférée par la culture et ses discours. La viande, bien qu’elle soit en partie touchée et transformée par le langage, est la dernière redoute de ce qui peut être colonisé.

Le corps atteint un niveau d’abstraction. La viande est celle où se produisent le sexe et la mort.

Le corps aspire à une certaine sophistication et autonomie. La viande est confrontée à la limite et à la littéralité de l’impossible.

Le corps a des prétentions à l’immortalité, la prétention d’être éternel. La viande est la preuve que la vie à l’état brut mène à l’anéantissement.

Le corps est fait de représentations. La viande, dans sa dernière instance, ne représente pas : elle soutient toute métaphore, mais elle n’est pas métaphorisée.

La viande est la viande.