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Agnès Giard / La libido a bon dos

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Texte paru dans le Blog « Les 400 culs » Libération le 31 décembre 2022
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A Buckingham Palace, lors d’une apparition publique des Beatles, le 26 octobre 1965. (AFP) 

Dans Petites manies et grandes phobies (1), l’essayiste américaine Kate Summerscale en recense 99 et dresse le paysage mouvant de ce qui nous attire ou au contraire nous répugne. Son anthologie pleine d’anecdotes curieuses mêle des perversions cataloguées il y a deux siècles et des tendances sociétales tournées en dérision. Bien qu’il compile sans aucun sens critique toutes sortes de manies et de phobies classées par ordre alphabétique, l’ouvrage présente l’intérêt d’en résumer les origines et surtout les interprétations.

De fait, lorsque les psys ou les médias inventent des mots pour désigner une nouvelle maladie dans la liste inépuisable des anomalies mentales, il n’est pas rare que le mal en question soit perçu comme la conséquence de désirs refoulés ou d’une forme d’hystérie, voire de «déviance». Petites manies et grandes phobies est donc très instructif car il résume parfaitement cette obsession caractéristique de notre modernité : l’obsession de tout voir ou comprendre avec le prisme du sexuel.

L’autocontrôle devient la vertu cardinale

La peur des araignées par exemple : Karl Abraham, un disciple de Freud, suggéra que cette créature représentait une mère «vorace et castratrice», c’est-à-dire l’équivalent d’un organe génital féminin muni de pattes noires et poilues. Les arachnophobes (4 % de la population) furent même soupçonnés d’éprouver le désir, effrayant, d’un inceste maternel. De même, la pyromanie (compulsion à mettre le feu, mot datant de 1833) fut associée par Freud à une pulsion de nature sexuelle car le mouvement de la flamme, selon lui, évoquait un «phallus en activité». En 1951, deux psychiatres américains – Nolan Lewis et Helen Yarnell – analysèrent les dossiers de près de 1 200 hommes ayant volontairement déclenché des incendies et découvrirent que seulement 4 % d’entre eux éprouvaient de l’excitation ou tiraient un plaisir de leur acte. Les psys qui attribuaient le désir d’incendie à une «pulsion» érotique s’étaient-ils trompés ?

De nos jours encore, la plupart des dysfonctionnements dits «maniaques» ou «phobiques» sont assimilés à des désordres suspects. Et pour cause : lorsque les premiers médecins spécialisés dans la folie mettent en place leurs catégories cliniques, le mot «passion» est devenu synonyme de «vice». La société moderne – celle de l’épargne et du droit de vote – s’appuie sur les valeurs de la tempérance et du libre arbitre. L’autocontrôle devient la vertu cardinale. Tout débordement mérite une sanction, car les individus modernes sont tenus pour responsables de leurs choix. Tout acte accompli sous l’empire d’une émotion (peur panique, envie irrépressible) relève du dérèglement coupable. Lorsqu’ils transforment en pathologies les comportements excentriques (désormais jugés inacceptables), les psys contribuent à formater les sensibilités. Sous leur influence, le fait d’avoir des fixations, un grain ou une chimère, devient symptomatique d’un problème à régler.

«Lisztomanie» et «Beatlemania»

Dans le cas des manies, par exemple, tout commence en 1816 : cette année-là, l’aliéniste français Jean-Etienne Esquirol invente le concept de «monomanie» pour désigner ces gens parfaitement sains d’esprit qui – dans certaines circonstances – se comportent de façon délirante. En 1844, le mot «manie» a tellement succès que le poète allemand Heinrich Heine invente le mot «Lisztomanie» pour décrire la «véritable folie, inouïe dans les annales de la fureur» qui éclate lors des concerts du beau et charismatique pianiste Franz Liszt. Kate Summerscale raconte que les admiratrices de Liszt «tapaient des pieds en rythme, et poussaient involontairement des cris d’extase. Elles ramassaient et conservaient les mèches de cheveux de Liszt, les cordes de son piano, les mégots de ses cigares et son marc de café».

En 1963, rebelote : une journaliste du Daily Mail invente le mot «Beatlemania» pour désigner les transes prétendues sexuelles des fans des Beatles. Ces fans – des adolescentes survoltées – hurlent si fort lors des concerts qu’on n’entend plus le groupe jouer. Même à la télévision, les quatre musiciens suscitent des scènes d’«orgie collective masturbatoire», selon certains témoins. Un spécialiste de la Beatlemania cite le cas d’une jeune fille qui en voyant, avec des amies, les Beatles au Ed Sullivan Show aurait perdu tout contrôle : «On tâtait la télévision, on la touchait, on hurlait. J’ai dû nettoyer l’écran, après.»

Par un curieux retournement de sort, quelques années après ces déchaînements de groupies, en 1970, un psychologue américain nommé Arthur Janov publie le Cri primal. Dans cet ouvrage à succès – vendu à plus d’un million d’exemplaires et traduit en 17 langues –, il explique que les hurlements seraient un moyen de libérer un moi englouti et libidinal. John Lennon et Yoko Ono pratiqueront le cri primal, de même que des milliers de lecteurs et lectrices en quête de soulagement… Preuve s’il en est que nous vivons dans une société qui récupère tout. Ce que les médecins estampillent «pathologie» – penchant orgiaque, goût pour la régression infantile, tendance fétichiste ou SM – finit toujours par devenir une spécialité de film X ou son équivalent : de psychothérapie.

(1) Petites manies et grandes phobies, Kate Summerscale, traduit par Séverine Weiss, éditions Autrement, 2022.