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Fanny Levin / Temps de discorde /

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Texte paru dans Lacan quotidien n°887

« Ce qui est contraire est utile ; ce qui lutte forme la plus belle harmonie ;

tout se fait par discorde »

Héraclite

Continuité de l’illimité

La « continuité pédagogique » a été le maître-mot du ministre Blanquer et de l’ensemble du gouvernement, au moment où la fermeture des établissements scolaires était annoncée. Nous étions sommés de continuer, alors même que tout précisément faisait rupture, et que rien n’était plus « comme avant ». La « continuité pédagogique » a été aussitôt redoublée d’un autre syntagme, la « nation apprenante » : l’emploi du participe présent soulignant ici la volonté d’un processus sans solution de continuité, nous rassemblant tous en un groupe uni et indéfini. Manière de faire croire à un « faire corps » au moment même où les corps des élèves et des enseignants allaient non seulement se trouver séparés et désunis, loin des salles de classe, mais encore, pour certains, attaqués, affaiblis et menacés par le virus.

Le ton martial renvoie à l’effort de guerre, auquel chacun doit prendre sa part, mais signifie aussi que l’heure n’est plus au singulier ni au sujet. Ce discours s’appuie sur l’affirmation « Tout est prêt », « Nous sommes prêts » (sans qu’on sache bien si c’est mensonge ou illusion) : c’est la continuité faite loi. Manière de méconnaître le réel, qui est justement ce qui ne s’attrape, ni ne fait sens, donc ce pour quoi on ne saurait être prêts.

Je poserais que cette insistance sur la nécessité de la continuité, enjambant le trou du réel, a partie liée avec le discours du maître capitaliste qui n’aime ni le vide ni les trous. D’une part, le discours capitaliste est celui de l’absence de limite : rien ne doit s’arrêter, ni se suspendre, dans le but ultime et unique de produire davantage. D’autre part, il ne peut admettre que le réel ne puisse s’ordonner, qu’il soit hors sens.

Ce discours du maître de la continuité se fait spécialement entendre sur internet, « quintessence du discours du maître moderne, à la croisée du discours de la science et du discours capitaliste » 1. Chevauchant ce destrier particulièrement fidèle, il se fait bruyant, un peu persécuteur, et souvent angoissant : mes collègues enseignants et moi-même avons été assaillis de mails émanant des rectorats. Ont redondé ceux des éditeurs de manuels scolaires,  promoteurs  de  conseils  pour  assurer  la  continuité  pédagogique,  sites  et « ressources » pour la continuité pédagogique, etc. Bref, continuer à continuer sans s’arrêter de ne pas continuer sans que jamais la question centrale de ce que nous devions continuer soit posée.

Seulement voilà, le temps du sujet et le temps du savoir ne sont pas ceux de la continuité au sens où l’entend le discours capitaliste : s’il y a continuité de l’inconscient, c’est au sens de la bande de Moebius ; la « continuité pédagogique », quant à elle, relève du temps, du compte et de l’espace. À cette continuité j’opposerais le lien, en tant que « le savoir est un lien », comme le définit Jacques-Alain Miller 2 . Le savoir, fût-il savoir académique et scolaire, n’est pas la pédagogie.

Discord, consentement et effets

L’impératif de la continuité pédagogique a beau être martelé, le réel fait trou. Au « Tout est prêt » a répondu, non sans une certaine facétie, le caprice numérique. Les plateformes de cours à distance officielles de l’Éducation nationale étaient impraticables, saturées par autant de continuité. Il a donc fallu prendre des chemins de traverse, pour trouver tout de même le moyen de réunir la classe. Nous avons répondu à l’injonction par un pas de côté, transformant ainsi la continuité en lien, pas sans le désir.

Ce lieu autre, avec l’aide de mes élèves, s’est trouvé être une plateforme d’ordinaire réservée aux jeux vidéos en réseau : Discord. Le nom même a offert un écho de signifiant au réel : le réel discorde, et bien, nous Discorderons. Parce que du signifiant a résonné dans discussion avec mon analyste, j’ai pu m’autoriser ce bricolage nécessaire, y consentir.

Discord porte bien son nom – dans son acception première et musicale, la disharmonie, le heurt auditif : micros hurlants tous ensemble ; élèves occupés pendant le cours à écouter de la musique, à jouer en ligne (raison première de leur présence en ce lieu) ; interférences d’activités sonores si n’est pas mis le mode mute, sans compter les intrus, jouant à envahir le serveur. Au départ est « la Discorde », nous enseigne Lacan avec Héraclite, « antérieure à l’harmonie » 3.

Après quelques ajustements, des cours ont pu avoir lieu et se faire entendre, pas sans effets. Un élève de seconde, par exemple, d’ordinaire présent et concentré, mais absolument mutique en cours, est devenu un participant moteur dans nos séances virtuelles, via le chat qu’il utilise en y mettant du sien. Lors d’un cours consacré à la tragédie de Racine Iphigénie, il s’est montré indigné du sort réservé à Ériphile, double méchant d’Iphigénie inventé par l’auteur, finalement sacrifiée à la place de celle-ci, visée par l’oracle : « ça se fait pas, Madame, vraiment ça se fait pas ! » Pour la première fois, il s’exprimait et exprimait un sentiment – qui témoigne d’ailleurs d’une fine compréhension des ressorts du tragique et de la structure même du mythe qui met en récit un insupportable. Cours virtuel, mais pas sans affect, pas sans que le sujet soit convoqué et, dans ce cas, sans doute un peu allégé de l’objet regard persécuteur.

« Il y a des dits qui portent, même transportés par internet » 4, parie Éric Laurent. Discord a fait surgir le dis-corps, « cette discorde du corps et de l’être parlant qui habite ce corps » 5, devant un insupportable pour cet élève, qui a tenté de formuler ici « ce qui constitue son corps comme mystère pour lui ». Et ce au travers d’Ériphile dont le nom inspiré par Éris, déesse de la Discorde, signifie « celle qui aime la discorde, la querelle ».

La plateforme et son nom apparaissent comme la métonymie de ce qu’est un cours : de la discorde, à partir de laquelle une dialectique est possible. Et c’est précisément cela que n’est pas la pédagogie, qui vise l’asservissement de la discorde à un idéal, ou sa négation pure et simple. La pédagogie, c’est l’ordre d’un savoir déjà établi, en recettes, sans en passer par la dialectique, et donc par l’Autre.

Un lien a ici été possible, qui n’est pas celui de la continuité comptable.

Cours sans corps

Que le cours sans corps soit, dans une situation exceptionnelle, pour un temps donné, chose possible, que l’on s’y prête – et parfois gaiment –, que l’on puisse en mesurer quelques effets, que l’on puisse même dire que, du corps, reste quelque chose dans la voix ne doit pas dispenser de vigilance, à l’heure de l’e-jouissance contemporaine.

Le réseau dit social est le lieu des pairs et du même ; dans le cas de Discord, c’est même le régime des pairs sans père – le lieu se veut réseau de gamers, aux allures souterraines. Il pourrait représenter un idéal pour la pédagogie contemporaine : idéal d’un savoir en peer to peer 6, qui prétendrait se passer du père, sans s’en servir, contrairement à la proposition de Lacan, qui invite à dépasser l’appui traditionnel sur le Nom-du-père, à condition d’en trouver un autre usage 7. Or, là où règne le même, le dialogue et la conversation, au sens classique, origines de la dialectique, ne peuvent exister. On entrevoit les conséquences politiques (et sans doute cliniques) d’une virtualisation généralisée des cours.

Peut-être encore plus que jamais, quand le corps manque, quand le lieu partagé n’est plus que virtuel, quand il n’y a plus la dimension du trajet (celui, physique, que nécessite le fait d’aller en cours, et qui vient redonder et préparer celui intellectuel du cours lui-même), lorsque tout cela manque, nous sommes convoqués, de manière plus cruciale, à deux exigences : d’une part, peut-être faut-il, encore davantage, faire en sorte que le cours amène « à une conséquence où il […] faille mettre du sien » 8, manière de donner corps à l’absence. D’autre part, et c’en est un corollaire, se repose de manière essentielle les questions du « savoir-semblant » et du « savoir vérité », tels que les définit Jacques-Alain Miller dans « Le triangle des savoirs » 9. Le risque d’un savoir qui ne serait que du semblant apparaît plus grand quand manquent le corps et le lieu partagé.

Je finirais sur une idée poétique empruntée au Talmud : le terme qui désigne l’arche dans laquelle Noé trouve refuge signifie aussi, en hébreu, « mot ». Face à la catastrophe, nous pouvons trouver recours dans le mot, le dit et le lieu.


  1. Pfauwadel A., « Une machine à jouir », La Cause du désir, n° 97, 2017, 5.
  2. Miller -A., « L’orientation lacanienne. Le Lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 15 novembre 2000 : « la vérité est un lieu alors que le savoir est un lien ».
  3. Lacan , « L’Agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuils, 1966, p. 116.
  4. Laurent E., « Jouir d’Internet », La Cause du désir, 97, 2017, p. 18.
  5. Bonnaud H., « Le corps pris au mot. Ce qu’il dit, ce qu’il vet », Paris Navarin/Le Champ freudien, 2015, 21.
  6. l’entretien avec Nicolas Sadirac, « Apprendre en peer-to-peer », publié sur le site des 47e Journées de l’École de la Cause freudienne, « Apprendre, désir ou dressage », disponible ici.
  7. Lacan , Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 148: « la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir ».
  8. Lacan , Écrits, op. cit., p. 10.
  9. « Le formalisme du savoir – le savoir communiqué qui n’est pas vécu, qui n’est pas senti, pour lequel on n’a pas payé, que l’on se contente de déménager ou de mettre en forme – et puis le savoir vérité, celui pour lequel on paye de sa personne » (Miller, J.-A., « Le triangle des savoirs », 6 novembre 2017, publié sur le site des 47e Journées de l’École de la Cause freudienne, « Apprendre, désir ou dressage »).